Interview
L'agriculture, une zone de tension

15.10.2020

Ils ont profité du « printemps confiné » pour partager une vision française de l’agriculture durable en Allemagne : des acteurs engagés dans l’éducation populaire, en étroite coopération avec des jumelages et d’autres bénévoles. Ici, ils racontent le dessous de ce projet – et nous éclairent sur l’agroécologie.

 

1 - Vous avez organisé en juillet, avec le soutien financier du Fonds citoyen, une soirée de débat : le réalisateur français François Stuck et le député au Parlement européen Norbert Lins ont discuté ensemble de l’importance de l’agriculture en Europe et des initiatives durables des agricultrices et agriculteurs français. Mais ce projet vous a occupé durant de nombreux mois – dites-nous en plus !

Albrecht Knoch : C’est exact. Nous avons fait les premiers pas du projet début 2020 et nous avons atteint la dernière ligne droite en septembre : de la traduction d’un film documentaire qu’on a réalisé en passant par une discussion en ligne et enfin des soirées cinéma avec une grande affluence – l’ensemble est le résultat d’une coopération franco-allemande réussie avec de nombreuses participantes et nombreux participants :

Je connaissais le réalisateur français François Stuck d’un précédent travail en commun. Lorsqu’il m’a parlé de son documentaire en cours, l’idée est venue de traduire le film en allemand – en « printemps confiné », cette entreprise fastidieuse était facilement réalisable.

Nous avons été soutenus activement par trois comités de jumelage, dont l’expertise franco-allemande a été indispensable au projet.

Des acteurs et chanteurs amateurs ont fait les voix allemandes. Nous avons organisé en juillet, grâce au soutien du Fonds citoyen, une discussion en ligne, et en automne on a mis sur pied quatre projections du film très fréquentées.

Ces événements ont été organisés par le Kirchlicher Dienst in der Arbeitswelt (qui fait partie de l’Evangelische Akademie Bad Boll) et par l‘Evangelisches Bildungswerk Oberschwaben (EBO), en coopération, entre autres, avec le Deutsch-Französisches Kulturinstitut Tübingen ou la Collection Domnick à Nürtingen.

Chacun a apporté son savoir-faire et ses contacts afin qui nous puissions mener ensemble le projet à sa fin.

 

2 - Votre soirée de débat a été réalisée en ligne – comme beaucoup d’événements en temps de Covid. Quel bilan tirez-vous de ce format ?

Brunhilde Raiser : La première soirée de débat était en effet en ligne et les projections du film ont pu ainsi avoir lieu en présentiel avec un public limité.

Le format numérique donne la possibilité de surmonter les distances spatiales.

Lorsque l’on travaille en plusieurs langues et que l’on a besoin d’une traduction, cela impose des exigences élevées en technique et en modération. Mais c’est tout à fait réalisable, tant que les conditions techniques (une connexion internet stable !) sont respectées et que l’on reste calme face aux problèmes.

Grâce au soutien financier du Fonds citoyen, nous avons pu « acheter » des personnes professionnelles tant pour la traduction que pour la technique – ce qui a permis d’assurer une bonne qualité de l’événement.

Notre public était très varié, des personnes de milieux professionnels différents se sont intéressées à ce thème. Comme nous avons pu convaincre le président de la Commission de l'agriculture et du développement rural du Parlement européen, Norbert Lins, de participer à notre soirée de débat, les participantes et participants ont pu lui présenter leurs préoccupations sur les délibérations fondamentales actuelles de l’UE.

 

3 - Le Kirchlicher Dienst in der Arbeitswelt et l'Evangelisches Bildungswerk Oberschwaben organisent régulièrement des conférences et projets sur des sujets socio-politiques. Pourquoi avez-vous décidé de traiter le sujet de l’agriculture, et ce d’un angle franco-allemand en coopération avec le réalisateur de documentaires François Stuck ?

Brunhilde Raiser : Nous organisons régulièrement des conférences sur les questions de l’espace agricole. Bien que nous ne présentons pas de connaissances techniques dans le domaine de l’agriculture, nous nous considérons comme une plateforme de débat pour les questions sociétales actuelles. Avec ces événements, l’EBO a voulu apporter une contribution ciblée contre « l’agribashing » et stimuler un débat constructif sur l’agriculture d’aujourd’hui et celle de demain.

L’EBO prend soin d’aborder des questions dans une perspective européenne régulièrement – c’est pour cela que la coopération avec un partenaire français était une évidence.

La perspective européenne est essentielle pour un État-membre de l’UE dans pratiquement tous les domaines politiques :

d’une part en raison des bases législatives communes de grande portée. Et d’autre part, cependant, car de nombreuses questions et problèmes sont transfrontaliers. La France est un pays voisin immédiat et, avec l’Allemagne, donne le ton.

De plus, nous avons un lien avec la France via la coopération de l’EBO avec la Collection Domnick qui s’engage dans le transfert d’art franco-allemand, mais également grâce à Albrecht Knoch qui a travaillé pendant plusieurs années comme prêtre en France.

 

4 - Quels sont les défis auxquels font face les agricultrices et agriculteurs en Allemagne et en France ?

Brunhilde Raiser : Les actrices et acteurs de l’agriculture se situent dans une énorme zone de tension. D’un côté, ils doivent pouvoir, d’une manière générale, assurer leur existence grâce à leur travail – ils doivent donc pouvoir s’affirmer sur le marché international. En Allemagne, contrairement à de nombreux autres pays européens, peu de personnes sont prêtes à payer à des prix raisonnables, voire élevés, leurs produits alimentaires, et cela ne concerne pas uniquement des personnes à faibles revenus. La valeur des produits issus de l’agriculture n’est reconnue que par quelques individus. Néanmoins, de nombreuses personnes attendent une protection élevée de l’environnement et de la nature, sans pour cela en accepter les conséquences financières.

Les agricultrices et agriculteurs subissent en outre déjà les changements climatiques massifs face auxquels ils doivent réagir dans le choix de leurs variétés de plantes, leurs cultures spéciales et enfin et surtout dans leurs méthodes de culture, et à devoir si possible les traiter préventivement.

Ce débat est donc absolument nécessaire, et pas seulement au sein des agricultrices et agriculteurs.

François Stuck : L'Homme est agriculteur depuis 11 000 ans. L'agriculture façonne nos modes de vie, de penser, d'organisation sociale et économique.

Les paysans sont au cœur des enjeux majeurs de nos sociétés tant sur le plan environnemental, qu'économique et social voire symbolique.

Le défi est donc d'entrer en transition pour passer d'une agriculture intensive qui détruit les écosystèmes, les sols et les hommes pour mettre en œuvre des agroécosystèmes durables qui intègrent les dimensions économique, environnementale et sociale. L'agriculture de conservation et de régénération des sols est une des solutions majeures pour faire cette transition.

 

5 - Et quelles initiatives pour la protection du climat et de l'environnement sont prises ?

François Stuck : En France, il existe de nombreuses initiatives individuelles ou collectives. Je mettrais l'accent sur l'initiative « 4 pour 1000 » en lien direct avec l'agriculture de conservation des sols et en général tous les groupes d'agriculteurs qui développent des système agroécologiques. Vous avez l'association NegaWatt qui pense la transition énergétique d’ici 2050 et enfin les associations d'agriculteurs comme Clé2sol, BASE ou l'APAD qui soutiennent le développement de l'agriculture de conservation.

 

6 - François Stuck, dans votre documentaire vous analysez notamment l’agriculture de conservation et de régénération des sols. Pouvez-vous nous expliquer comment elle fonctionne, quels effets elle a sur l'environnement et à quel point son usage est répandu en France, mais aussi au niveau européen ?

François Stuck : L'agriculture de conservation et de régénération des sols repose sur le principe de cultiver sur un sol vivant dans des écosystèmes riches et dynamiques. Cette agriculture a pour effet l'arrêt de l'érosion des sols, le retour de la biodiversité sur les fermes, l'aggradation des sols et des écosystèmes et une meilleure gestion des ressources en eau. Elle permet aussi une diminution importante de l'utilisation des intrants voire l'arrêt des insecticides, fongicides et autres « cides ». C'est aussi la réduction d'environ 50 % de la consommation de diesel par la diminution de la mécanisation des mises en culture et la réduction de l'utilisation des engrais azotés de synthèse.

Sur le plan économique c'est une agriculture qui permet au paysan d'avoir un revenu et une entreprise viable économiquement. C'est enfin et surtout une agriculture qui repose sur le partage des savoirs et la formation. L'agriculteur retrouve ainsi l'autonomie de décision sur sa ferme.

Les 3 piliers techniques de ce système agroécologique sont : les couverts végétaux en inter-culture, l'arrêt du travail du sol même superficiel et la rotation des cultures. Son usage en France remonte à plus de 40 ans et représente environ 4 à 5 % des fermes. Elle est pratiquée partout dans le monde sur tous types de cultures. En Suisse elle est même subventionnée dans certains cantons.

La question qui se pose est :

Alors que l'on a des solutions agroécologiques validées scientifiquement, économiquement et écologiquement, pourquoi ne sont-elles pas mises en œuvre massivement au niveau national et européen ?


Brunhilde Raiser est une théologienne protestante et depuis 2010, elle est directrice de l'Evangelisches Bildungswerk Oberschwaben. Avant cela, elle a été, entre autres, présidente du Conseil des femmes allemandes (Deutscher Frauenrat) pendant 8 ans et présidente de l'Association (des Associations) des femmes protestantes de l'Église protestante en Allemagne.

Depuis septembre 2016, Albrecht Knoch est pasteur (Wirtschafts- und Sozialpfarrer) au Kirchlicher Dienst in der Arbeitswelt Ulm qui fait partie de l’Evangelische Akademie Bad Boll. Il a travaillé en France pendant plusieurs années et il est membre du groupe œcuménique franco-allemand de l'Arbeitsgemeinschaft Christlicher Kirchen. Il est coordinateur pour le réseau européen « Church Action on Labour and Life » pour la Konferenz Europäischer Kirchen.

François Stuck est réalisateur et producteur de films et documentaires. Les thèmes centraux de ses films sont la paix et la dignité. Il a réalisé son premier documentaire de long-métrage à Sarajevo pendant la guerre. Le film « Le dictionnaire de la vie » retrace l'histoire d'une action culturelle « théâtre et liberté dans la guerre ». Plus récemment, il a réalisé une série de documentaires, sur notre relation à l'autre et au vivant. Le premier volet « 14-18, Dieu veut-il la guerre ? » produit par France Télévision était diffusé à l'occasion des commémorations de la première Guerre mondiale. Ensuite, il a réalisé « Fukushima, la dignité du vivant » et enfin « Bienvenue les vers de terre » sur l'agriculture de conservation des sols, traduit et montré dans le cadre de ce projet :